Le protège-dents ne fait pas taire ces mastodontes qui en disent bien plus lors de ces joutes fratricides, ces combats d'entre-soi, ce seul et vrai moment de Rugby qui se déroule si loin des pénibles gazelles. Là, les mots sont aussi brefs que le combat est intense, mais ils pèsent du poids de l'intensité qui règne dans la bataille.
Beaucoup les pensent taiseux car ils ne sont jamais venus laisser traîner une oreille dans la cage aux fauves. Les piliers et les talonneurs sont avares de mots quand le match est terminé parce qu'ils se consacrent à la nécessaire sustentation de ces corps qui en demandent toujours plus. Ils n'éprouvent plus le besoin d'échanger avec des gens qui décidément ne comprendront jamais rien à la subtilité de leur art.
Entre eux, quelques regards suffisent pour se rappeler de ce qui vient de se jouer à l'écart du regard des spectateurs, dans ce huis-clos mystérieux, à eux seuls offert. Ils se moquent bien des envolées lyriques relatant les folles chevauchées des joueurs aux semelles ailées. Ils savent que les têtes qui se choquent, les épaules qui se vrillent, les sternums qu'on emprisonne les reins qui ploient, les cuisses qui durcissent ça ne touchent pas beaucoup dans ce monde d'apparence.
Ils se taisent et se rappellent d'un clin d'œil déjà tuméfié, les quelques brefs échanges qui ont accompagnés ces têtes-à-tête puissance trois.
Il y a toujours l'inénarrable vierzonnais qui parle un polonais javanais avant chaque entrée en casque. Il déstabilise par le verbe et par un savoir faire qui ne dit pas son nom. Il y a le talonneur coquin, bateleur intarissable qui profite de la promiscuité confraternelle pour chercher à vendre une vieille golf imaginaire. Il y a le fanfaron déroutant qui promet le septième ciel à des homologues qui ne goûtent que très modérément ces propos si hautains. Il y a un membre des renseignements généraux qui se pense encore en mission d'infiltration et sème la haine à tour de mots assassins. Il y a toujours un géorgien de service qui découvre la langue par le biais des grossièretés les plus scatologiques qui soient. Il y a encore un simulateur couineur qui geint à tout bout de champ avant que d'imposer une épreuve de force qui est d'autant plus terrible qu'il avait endormi son monde. Il y a l'agent de voyage, celui qui promet l'enfer au futur visiteur et qui oublie souvent de tenir ses engagements. Il y a parfois l'occasionnel, l'improbable de service, le caprice d'entraîneur qui se trouve parachuté dans l'enfer et qui pleure sa mère, les larmes dans les yeux.
Les mots sont rares pourtant, les regards en disent bien plus long. Ces quelques échanges viennent prendre à contre-pied, donner une distance factice à cette redoutable épreuve. Ils préparent le choc, le déplacent dans le champ de l'éloquence avant de retourner dans la démence des corps qui ploient.
Tout est là pour déstabiliser, bluffer, leurrer le colosse d'en face. On joue un poker menteur frimeur avant que de mettre son cœur et ses c… dans la bataille. Parfois, les mots n'ont plus de poids, la force a choisi son camp et la reculade remplace la dérobade. Les premières lignes à cours d'argument se retournent vers les tracteurs, ces deux garçons silencieux qui n'ont pour unique réponse qu'un coup de marteau qui déclenche la foudre et la colère académique.
Les hommes se relèvent et remplacent leurs moulins à parole par des moulinets de phalanges maladroites qui font bien plus de vent que de mal. Si l'argument a porté, de nouvelles conversations mondaines reprendront jusqu'au déluge suivant où quelques cartons priveront momentanément certains de ces débats insolites et discrets.
Simplement beau